21 de abril de 2009

L'Europe: Culture ou Civilisation ?

J’appartiens à une génération portugaise qui a eu le tragique privilège historique de vivre dans une époque de transition. En effet, j’ai vécu déjà, à un âge adulte, dans une ambiance de dictature dont la perfidie principale a été celle de parvenir à retarder notre avenir. Et je vis aujourd’hui dans une démocratie pour la consolidation de laquelle l’Europe a joué et joue un rôle décisif.


Dans ma jeunesse, traverser les Pyrénées signifiait «aller en Europe». L’Europe était alors une entité quelque peu mythique, située au-delà d’une Espagne qu’on nous avait appris à méconnaître. C’était un continent dont la plupart d’entre nous se sentait sentimentalement proche et vers lequel une partie de mon pays s’était déjà lancée à la recherche d’un avenir, mais que nous savions très distant, en raison aussi de l’impérativité du conditionnement qui était imposé à notre quotidien.


En tant que nation, les portugais étaient tributaires naturels de cultures européenne séculaires, mais l’isolement dont nous souffrions, lié à la prépondérance au quotidien d’un mythe idéologique bâti sur un impérialisme tardif et pathétique, se projetait dans notre éducation entière et avait pour objectif délibéré de nous éloigner de l’Europe. Dans ce monde irréel dans lequel nous vivions «orgueilleusement seuls», comme disait Salazar, l’Europe était ainsi le pire des dangers car elle portait en elle la sinistre matrice des droits fondamentaux, de la détestée démocratie, des dangereux partis politiques et de la panoplie des idées subversives que le monde de la liberté paraissait comporter. Pour dépasser ce monde de grise fantaisie, les signaux culturels de la contemporanéité étaient notre pont de liaison au continent, étaient la voie de sortie du «radeau de pierre», que Saramago viendra à imaginer nombre d’années plus tard.


Je veux dire par là que j’appartiens à un pays et à une génération qui n’ont pas toujours été naturellement européens. Étant européens par racine historique, nous avons fini, en vérité, par arriver seulement à être des européens contemporains par la volonté, et, très spécialement, à travers la culture. Au contraire d’un citoyen allemand, luxembourgeois ou italien, ou d’un jeune portugais d’aujourd’hui, ma génération a été forcée de porter le regard sur l’Europe de l’extérieur vers l’intérieur.


Dans notre petit monde d’alors, c’est la culture qui m’a fait arriver en Europe, ou mieux, c’est la culture qui m’a donné le rare privilège de pouvoir ne pas la perdre de vue: ce sont les librairies da la Rive Gauche, les romans torturés de l’Allemagne d’après-guerre, la musique des Beatles et des Stones dans les ondes pirates de «Radio Caroline», les voix romantiques de Brel et de Bécaud, l’image désenchantée des paysages arides du réalisme italien et la production magique de la génération des Cahiers du Cinéma. En outre, mai 68 nous a apporté un remake inespéré d’une certaine Europe mythique des révolutions dans la rue et nous vivions, simultanément, avec le mirage des bourses d’études, à Louvain ou en Suisse, pour éviter les guerres coloniales, ressentant comme les nôtres les débats incendiaires dans le Nouvel Observateur et dans le Temps Modernes.


Mais, partant des rues de Prague, se traînait déjà un pressentiment, encore diffus, des tragédies qui se trouvaient derrière le soi-disant «socialisme réel», de Djilas à Arthur London, de Soljenitzin à Sakharov. Ma génération a suivi divers chemins, les uns plus radicaux, les autres plus sereins. Mais, bien au fond, nous étions presque tous unis dans la volonté de positionner notre pays en accord avec sa géographie. Et nous avons tous fini par nous rencontrer, un beau matin d’avril en 1974, quelques uns d’entre nous aidant à démolir avec joie notre propre mur, bien avant celui de Berlin.


Pour toutes ces raisons, quand ma vie professionnelle m’a projeté à travers le monde, j’étais probablement plus équipé que beaucoup d’autres pour comprendre un peu mieux ce que l’Europe politique représentait pour ceux qui vivaient en dehors d’elle, pour ceux qui convoitaient de se rapprocher d’elle et pour ceux qui la percevaient, dans le monde, comme un partenaire. Et, dans ce parcours, je me suis toujours posé deux questions, qui relèvent beaucoup de la dimension culturelle qui aujourd’hui nous réunit ici.


La première est quasiment existentielle : est-il possible que nous, les habitants de ce continent, ayant l’Union Européenne comme centre incontournable, possédions, en vérité, quelque chose de commun, d’identitaire, qui nous unit et nous fait sentir que cela nous marque en tant qu’européens ?


La seconde question est uniquement un corollaire de la première: comment sommes nous vus de l’extérieur? Projetons-nous une image culturelle propre et univoque? Quels espoirs et souhaits faisons-nous naître chez les autres?


Habituellement nous répondons à la première question en donnant comme exemple usagé que, toujours, nous nous sentons plus européens quand nous sommes, par exemple, en Amérique, sans révéler que l’Amérique des dernières années a apporté un fort et involontaire soutien à ce même sentiment. Toutefois, je dois confesser, que je me sens plus chez moi dans un café de Buenos Aires ou dans une librairie du West Side de New York que dans des endroits de l’Europe géographique, dont je préfère ne pas me rappeler le nom, comme disait Cervantès pour un certain lieu de la Manche, dans le paragraphe d’ouverture du Don Quichotte.


J’interprète le sens d’une culture commune comme quelque chose qui se projette dans la façon avec laquelle nous partageons les traditions, les croyances, les mythes, les projections et les modes de vie, les valeurs propres, quelques unes même un peu contradictoires entre elles, mais avec une matrice que nous identifions comme étant très proche. C’est quelque chose qui découle d’une solide et continuelle appartenance à une longue histoire collective, mais propre aux nations, souvent aux pays et aux régions, plus qu’aux grands espaces multinationaux.


Ce que l’on détecte en Europe, mais qui ne reste pas délimité à ses frontières, et qui fait que nous soyons liés à New York ou à Buenos Aires, ce sont les surnommées « sphères culturelles », des identités culturelles diffusées par des couches ou par des secteurs qui ont moins de rapport avec la géographie et bien plus avec les niveaux de perception conjointe de certains signaux, quel que soit l’endroit où se trouve celui qui les partage. Bien qu’antérieure à la globalisation, ceci est une réalité potentialisée par elle et, que d’une certaine façon, l’internet a rendu encore plus évidente.


Et, à partir d’ici, découle la réponse à la seconde question, celle sur le type de regard que les autres portent sur nous. Une fois de plus, courant le grand risque de simplifier ce qui est très complexe, je dirais qu’il me semble que le monde est aujourd’hui très loin de percevoir des signaux d’une culture européenne commune, mais commence assurément à construire l’image de l’existence progressive d’un modèle de civilisation européen – où se projettent les différentes et diverses dimensions culturelles de notre continent, tout en l’influençant et en le sur-déterminant.


Je trouve même qu’actuellement le reste du monde commence à concevoir une certaine idée de l’Europe qui est supérieure, car plus clairement dessinée, à celle que l’Europe possède déjà d’elle-même. Pour utiliser les termes d’un philosophe allemand, qu’il n’est plus à la mode de citer, je me risquerai à dire qu’il existerait, aujourd’hui déjà, une Europe civilisationnelle « en soi », mais peut-être n’y a-t-il pas encore une civilisation européenne « pour soi ». C’est pourquoi, ce regard extérieur, bien qu’il détecte une projection civilisationnelle commune, il distingue en elle, de façon plus ou moins claire, les différentes Europes culturelles. Il prend note, en particulier, des expressions des pays qui s’affirment le plus dans le marché international de la culture, des pouvoirs d’attraction de ses produits et contenus, ainsi que la puissance de ses moyens de support de la communication.


Mais, je suis convaincu que cet étranger ne fait pas le lien entre son idée de l’Europe – que ce soit l’Europe en général ou l’Union Européenne en particulier – et une projection culturelle déterminée, définie et bien taillée dans ses contours. Et il a raison: à mon avis, s’il prenait ce chemin, il soutiendrait une fausse caricature de la culture européenne. Cet observateur extérieur a de plus en plus raison de préserver ce regard à facettes multiples, par exemple, quand on lui parle de l’Union Européenne: à mesure que l’Union Européenne s’est élargie, qu’elle s’est donné une légitimation en tant que projet, qu’elle s’est réconciliée historiquement avec elle-même, l’Europe est devenue culturellement beaucoup plus diversifiée, beaucoup plus pluraliste et riche dans la variété de ses expressions respectives. La pression de la subsidiarité, qui aujourd’hui est politiquement protégée, a même tendance à forcer l’attention sur les communautés locales, sur les régions, sur les traditions minoritaires, pour ce qui se distingue et qui orgueilleusement résiste à la force d’un template commun.


Mais il y a un facteur que l’étranger commence aussi à reconnaître, spécialement après que l’Europe politique a désiré être vue comme un bénin soft power : cet étranger voit l’émergence dans l’espace européen, centrée dans l’Union Européenne, d’une volonté commune en tentant d’affirmer, probablement sans être encore capable de la construire complètement, une matrice civilisationnelle spécifique, qui va déjà au-delà du modèle classique de la civilisation européenne, gardé dans les bibliothèques, parce qu’il le prolonge dans des dimensions nouvelles et actualisées.

Parce que la somme de préoccupations humanistes dans l’Europe contemporaine est le fruit d’un ardu et négocié processus d’entendement et non d’une quelconque illumination nationaliste, je dirais que l’image principale que la nouvelle civilisation européenne projette aujourd’hui, au-delà d’un sens de la tolérance et du dialogue, est celle d’un culte épuré de la liberté. Peut-être pour l’avoir perdue durant si longtemps, de diverses formes et sous diverses terreurs, l’Europe se présente aujourd’hui, face au monde, comme le grand promoteur de cette même liberté.


Je terminerai avec quelques brèves réflexions provenant de ma vision du rôle de l’Europe dans le monde, à la lumière de « deux ou trois choses que je sais d’elle » comme dirait Jean-Luc Godard. Ce ne sont pas des nouveautés, je ne veux pas faire croire, comme on dit dans mon pays, que j’essaye de « découvrir la poudre », mais j’aimerais les réaffirmer comme des constatations qui appartiennent au simple bon sens politique.


La première est liée à la nécessité de garantir que la dimension culturelle puisse être présente dans tous les cadres européens des relations extérieures et de la coopération pour le développement, qu’ils soient multilatéraux, ou de nature bilatérale. La culture doit être l’âme derrière les politiques de l’Europe.


La seconde se rapporte à la nécessité d’intensifier l’échange culturel, de potentialiser la connaissance mutuelle et à l’effort – qui doit être presque obsessif – pour la promotion à l’intérieur de nous, de la diversité d’autrui, de l’incessant travail dans la compréhension de l’autre. Plus nous serons ouverts aux formes d’expressions culturelles qui, au départ, nous sont étranges, plus riches deviendront nos propres cultures, plus seront ouverts les esprits de nos concitoyens et moins notre regard sur le monde sera eurocentrique.


Et, finalement, l’Europe ne pourra prétendre au prestige face à des tiers qu’en se révélant, ouverte et radicalement intolérante à l’intolérance. L’expérience récente paraît recommander que l’Europe – et l’Europe politique joue ici un rôle fondamental – démontre une disposition inébranlable face à toutes les manifestations, qui, dans son sein et au dehors, relèvent du mépris ou de la diminution pour n’importe quelles expressions culturelles aussi minoritaires soient elles. Nous devons être spécialement vigilants quant à l’action des policiers de l’esprit qui valorisent les écarts du modèle qui, dans le passé et pour un grand nombre, caractérisait une certaine image de la civilisation dite occidentale, que nous avons pris l’habitude de placer au centre de notre monde et de l’imposer dans le monde des autres. Nous devons vaincre nos propres fantasmes et quelques vestales qui les représentent encore, comme ceux qui affirment la supériorité de l’Europe chrétienne et s’obstinent dans la création d’une forteresse politique autour d’elle.


Ceci est un combat où sont mises en cause notre propre crédibilité et notre légitimité comme source d’affirmation culturelle et civilisationelle. Le combat pour que le mot Europe devienne, définitivement, aux yeux du monde, le synonyme du mot liberté.


Texto para uma obra colectiva a publicar pela Fondation André Malraux

5 comentários:

  1. Autoriza-me a traduzi-lo para o publicar em português? Se autorizar, caso assim o queira, envio-lhe o texto em português antes de o publicar no meu blogue.

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  2. Joli texte !

    Si vous me le permettez cependant, il y a 2 ou 3 petites "coquilles" ;)

    "C’était un continent dont la plupart d’entre nous se sentaiENt (il faut l'accorder) sentimentalement proche et vers lequel une partie de mon pays s’était déjà lancE (s'accorde avec 'lequel') à la recherche d’un avenir..."

    "...à mesure que l’Union Européenne s’est élargie, qu’elle s’est donnéE (s'accorde) une légitimation en tant que projet..."

    Bien cordialement,

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